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On en parle

Teresa Lanceta

Chantal Vérin, le 12 avril 2024

La mémoire tissée

A Céret, pittoresque petite ville au pied du Canigou, les nombreux séjours et rencontres d’artistes novateurs du XXème siècle, d’André Masson à Soutine ou de Picasso à Braque, ont créé un climat propice à l’ouverture des avant-gardes, ce qui a valu à la ville son surnom de “Mecque du cubisme”. Dali et Miro venaient en visite, et Maillol, l’enfant du pays, a réalisé un monument aux morts.

Dans le musée qui vient de s’offrir une élégante extension, lumineuse, fonctionnelle, et agrémentée d’une terrasse ouvrant sur le paysage, le parcours de visite a été entièrement repensé. Le public appréhende la collection historique, reflet de l’aventure artistique de la ville, puis l’ensemble dédié à la création contemporaine, de Claude Viallat à Jaume Plensa, et s’arrête dans la salle aux “vingt-neuf coupelles tauromachiques de Picasso”.

Salle 230 – © Nicolas Giganto

Fidèle à la riche histoire des artistes espagnols et catalans passés par Céret, le musée présente actuellement deux expositions temporaires, un ensemble de seize pièces emblématiques d’Antoni Tàpies, pour célébrer le centième anniversaire de sa naissance, et une très importante rétrospective monographique, “Teresa Lanceta, la mémoire tissée“. Cette grande exposition, menée par le jeune nouveau directeur, Jean-Roch Dumont Saint-Priest, co-commissaire avec Gwendoline Corthier-Hardoin, “retrace le parcours d’une artiste engagée pour la reconnaissance des valeurs collectives et universelles du tissage et de la couture”. Dans une approche chrono-thématique, plus de 70 œuvres majeures, des années 1980 à nos jours, illustrent le parcours original d’une grande créatrice.

Le travail de Teresa Lanceta pourrait avoir un air “amateur”, au sens où elle a découvert le tissage auprès des communautés berbères et gitanes, dont elle s’inspire en imitant les motifs abstraits et leur agencement. Mais il faut prendre du recul avec ce premier degré, Teresa Lanceta, docteure en histoire de l’art, est lauréate du prestigieux Premio Nacional d’Artes Plasticas. Elle s’intéresse à diverses disciplines, et a une connaissance approfondie de l’abstraction géométrique.

Salle 128 – © Nicolas Giganto

De sa rencontre avec l’anthropologue Bert Flint est née une série de sept tapisseries de grand format.  Dans une première salle, une tenture berbère est suspendue parmi les grands tapis tissés de Teresa Lanceta. Par cette comparaison, l’artiste explore les frontières fragiles entre le statut d’artiste et d’artisan. Les tisserandes berbères n’emploient pas de carton préalable avant de passer à l’exécution de leur tapis, elles agencent les motifs au fur et à mesure du tissage selon des modèles anciens auxquels elles font subir un nombre infini de variations. Le savoir-faire ancestral n’exclut pas la créativité !

Jacob Sono – 240x 190 cm – Coleccion Diputacion de Alicante – MUBAG Alicante – Mira Madrid gallery – Adagp, Paris 2024

Teresa Lanceta dispose d’une grande liberté artistique, visible notamment par l’utilisation de couleurs vives et le rejet de la symétrie. Elle construit un répertoire varié de formes et de symboles à portée universelle. Dans certains grands panneaux, elle mêle abstraction et figuration, à l’image du Rêve de Jacob, et s’inspire parfois de récits bibliques. Ses “travaux cousus” sont des tissus peints, lacérés et rapiécés, sur lesquels sont dessinées de mélancoliques et fragiles silhouettes d’enfants. On retrouve le thème de l’enfance dans la quinzaine de dessins délicats, dont certains rappellent des épisodes tragiques, comme “le Massacre des Innocents“.  Dans Urdimbre et Tramas, deux impressionnantes œuvres vidéo , en accéléré et sur fond lancinant de cliquetis, les fils de couleur de la chaîne et de la trame créent des images hypnotiques, où se profilent de dérangeantes images d’enfants au travail. 

La orden de la Banda – Mira Madrid Gallery Adagp, Paris 2004

Les préoccupations sociales de Teresa Lanceta sont fortes, elle refuse une approche idéalisée des sociétés nomades, et aborde avec vigueur les problèmes de la condition féminine, de l’exploitation des enfants et des rapports de pouvoir et de domination. Les pièces flamboyantes des séries Franjas et El Raval montrent son attachement au  quartier populaire multiculturel dans lequel elle a vécu. Avec humilité, elle pose la question de l’appropriation culturelle possiblement méprisante, et de l’indispensable mémoire…

Jusqu’au 2 juin 2024
Musée d’Art Moderne – Céret (66)

En Une : Salle 614 – © Nicolas Giganto