La quatrième édition parisienne du salon Solid’Art (dont Aralya est partenaire) vient de fermer ses portes au Carreau du Temple et s’est achevée sur une très belle récolte de dons pour le Secours Populaire à hauteur de 200 000€, soit l’équivalent de 4000 journées de vacances offertes à des enfants qui en ont besoin.
Le salon revient les 13-14-15 juin 2025 à l’Hôtel de Ville de Lille pour sa onzième édition : c’est en effet dans le Nord que tout a commencé, à savoir ce joli pari de faire rimer art et solidarité en réunissant à chaque fois plusieurs dizaines d’artistes qui vont vendre des œuvres allant de quelques dizaines à plusieurs milliers d’euros, la moitié du prix de vente se faisant sous forme de don pour le Secours Populaire. Au fil des années, certains artistes se sont imposés comme des piliers de l’événement, souvent en lien avec l’art urbain au sens large du terme, tandis qu’une partie de la sélection est renouvelée à chaque fois pour que le public fasse des découvertes. C’est sur deux nouveaux venus que mon attention s’est portée à l’occasion de ce quatrième opus parisien, dans des styles très différents.
Le premier nouveau venu est en fait un duo qui opère sous le nom d’Ensemble Réel. Un duo de frères, Hugues et Medy, qui travaillent un peu à la manière des Surréalistes lorsqu’ils s’adonnaient aux cadavres exquis, le hasard en moins.
Chacun des deux artistes a son identité propre, l’un s’exprimant plus dans le noir et blanc et un dessin précis, quasi photographique, l’autre plus dans la couleur et une picturalité qui n’est pas sans évoquer le Fauvisme ou l’Expressionnisme, et le choix qu’ils ont fait pour créer une identité commune a été d’arracher des morceaux de leur production respective pour les coudre ensemble dans une démarche qu’ils qualifient de “défragmentatisme”. Le dialogue est constant pour que les pièces s’ajustent harmonieusement ensemble selon une composition pensée au préalable. Le résultat est un mélange étonnant de ruptures esthétiques fortes, typiques du collage, et de cohérence dans l’agencement général, comme si plusieurs versions possibles du même sujet étaient proposées simultanément selon des plans flottants qui se recouvrent les uns les autres dans la profondeur d’une œuvre qui n’est pas tout à fait plane.
Le spectateur a dès lors l’impression qu’on lui cache quelque chose, que derrière tel fragment flottant à l’avant-plan se dissimule une autre proposition qu’on lui rend volontairement inaccessible ; de la même manière, il ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il y avait autour de chaque fragment dont les contours ont été à l’évidence arrachés à une composition plus vaste, arrachement matérialisé par la matière déchiquetée du bois ou du carton. Sentiment de curiosité et de frustration face à un multiple morcelé et parcellaire qui a été recomposé dans une vision unique à la bigarrure étrangement harmonieuse. À noter, même si ce n’était pas visible sur le stand du duo, qu’Ensemble Réel réalise également de grandes fresques murales dans l’espace urbain qui reprennent exactement les mêmes règles de composition que les œuvres en relief vues lors du salon, les déchirures réelles de la matière étant alors rendues grâce à la technique du trompe-l’œil…
Dans un registre complètement différent, Camille d’Alençon propose une peinture sans rupture ni couture, une peinture à l’huile figurative et mimétique plongeant ses racines dans le réel dans une approche qu’on pourrait qualifier de naturaliste. Inspirées par la photographie, les compositions de l’artiste adoptent des cadrages documentaires qui coupent volontiers certains éléments pour se concentrer sur d’autres qui deviennent le centre de l’attention. Loin d’un hyperréalisme ultra détaillé, le style vigoureux n’en permet pas moins une restitution très fidèle de ce qui est représenté, surtout lorsqu’on se tient à une certaine distance du tableau. Mais au fond, ce n’est pas tant la manière qui arrête le spectateur que le sujet des tableaux, un sujet finalement peu représenté en peinture et qu’on s’attend plus à retrouver dans la photographie documentaire : les coulisses du monde urbain, la banalité de la ville, l’envers du décor et notamment le monde du travail. Pour le dire autrement : tout ce que, généralement, on s’efforce de ne pas voir ou bien d’oublier au plus vite. Les infrastructures devenues invisibles, les métiers invisibilisés. Les franges et les soubassements de la vie contemporaine, dont on ne parle jamais, sauf pendant le mouvement des Gilets jaunes ou les deux mois de comédie politico-médiatique de la pandémie de 2020, parenthèses aussitôt refermées tant le monde des véritables premiers de cordée ne fait pas rêver en comparaison de l’univers enchanté des CSP+ à la richesse ruisselante. Dès lors, montrer des ouvriers, des travailleurs du BTP, des éboueurs, des usagers du métro, les abords du périphérique, des friches industrielles, des gymnases désaffectés ou des parkings en étages, tout cela relève d’un choix audacieux qui ne flatte pas la fréquente envie d’évasion ou de distraction du spectateur.
Mais l’art n’a pas pour seule vocation d’être agréable, et on pourrait dire que, toutes proportions gardées, Camille d’Alençon propose en peinture ce que Zola il y a 150 ans ou Houellebecq depuis trente ans proposent dans leurs romans : un regard sur le monde contemporain qui ne parle pas que du monde enviable des élites mais qui aborde les gens ordinaires dans leur cadre de vie ou de travail non édulcoré, une vision qui saisit le réel à bras le corps mais le transcende par une exposition, une mise en scène qui ne résume pas à une approche purement documentaire. Pour toutes ces raisons, le travail de Camille d’Alençon tient une place singulière sur la scène artistique actuelle et obtient une reconnaissance croissante amplement méritée.
En Une : Camille d’Alençon – Ouvriers fluos – ©Georges Dumas