Artiste argentine parmi les plus marquantes de l’art contemporain (née en 1941), Liliana Porter est néanmoins peu connue en France. Et pourtant quelle artiste ! Gravures expérimentales, installations, vidéos, photographies, dessins, animations, Liliana touche à tout et repousse
les limites de la représentation. Son œuvre poétique et philosophique met en doute les représentations du réel et le réel lui-même. De la technique du “papier froissé” irréversible aux installations de petites figurines en stuc, elle va même jusqu’à investir et transformer l’espace d’exposition en recouvrant les murs de papiers froissées imprimés du sol jusqu’au plafond comme avec l’oeuvre “Wrinkle Environment”. L’exposition aux Abattoirs de Toulouse est la première en France à lui être consacrée et nous amène à découvrir le travail émouvant et poétique de cette artiste politiquement fortement engagée et toujours actuelle.
Un art folklorique engagé pour infiltrer une réalité politique
Dans les Etats-Unis des années 60-70, plusieurs vagues de contestations politiques et sociales s’élèvent. De nombreux mouvements pour les droits civils s’insurgent autour du débat sur l’implication du pays dans des conflits armés comme la guerre du Vietnam. Sur le continent sud-américain la période est marquée par une série de coups d’État dans divers pays comme l’Argentine en 1976. Les régimes autoritaires en place qui répriment de façon très violente ses populations imposent une censure systématique et systémique et une limitation des libertés individuelles. Liliana s’installe dès 1964 à New-York et s ‘engage avec une communauté d’artistes latino-américains pour critiquer la position des Etats-Unis face à cette situation. Elle affirme également par son engagement et sa participation à la “Contrabienal” la présence féminine au sein du mouvement.
En parallèle elle cofonde aux côtés de Luis Camnitzer et José Guillermo Castillo le New York Graphic Workshop. Ce collectif d’artistes entend bousculer les règles esthétiques de l’Art, développer une approche plus conceptuelle de la gravure et en redéfinir les limites. Chaque membre développe ses expérimentations personnelles mais les individualités se placent toujours dans une réflexion et une démarche collective. Tout comme le Pop Art et l’Art conceptuel qui utilisent au même moment la sérigraphie dans une démarche de multiplication mécanique, les artistes du NYGW utilisent aussi ces moyens de productions pour réaliser leurs œuvres graphiques en nombre “illimités” et pour ainsi les diffuser et communiquer avec le plus grand nombre. Mais Leurs œuvres sont considérées comme trop conceptuelles et engagées et se vendent difficilement. Le collectif invente alors l’artiste fictif “Juan Trepadori”. Les œuvres graphiques de cet artiste-chimère à l’esthétique latino-américaine colorée, léchée et “convenue” reprennent une vision clichée de l’art folklorique d’Amérique latine. Ces œuvres plus “commerciales” se vendent bien et permettent ainsi au collectif d’apporter un soutien financier à leur communauté d’artistes. Au-delà du travail artistique individuel, la dimension collective et sociale de l’art est fondamentale pour le NYGW. Dans un élan “Dadaïste”, ces œuvres, sans trahir un travail artistique de très haute qualité, mettent d’autant mieux en lumière la vision réductrice de leurs traditions et l’oppression culturelle existante.
De la réalité à la fiction
A partir des années 80-90, Liliana Porter engage ses recherches sur la relation entre la fiction et le réel. Elle met en scène dans des installations décalées des figurines qu’elle déniche sur des marchés aux puces au cours de ses voyages. Les multiples objets, qu’ils soient des représentations de personnalités politiques, des objets de la culture populaire et de divers folklores, des jouets mécaniques, des cartes postales, des poupées échevelées, des figurines miniatures, des carafes… se retrouvent confrontés les uns aux autres dans des installations parfois rigolotes, des films d’animation souvent cocasses et des photographies surréalistes. Inspirée par l’écrivain argentin José Luis Borges qui recherche des “vérités fantaisistes”, elle invente des situations inhabituelles. L’objet, l’image de l’objet et les mots qu’elle leur associe donnent à voir, sentir et percevoir sous divers angles certaines idées et concepts exposés à la lumière des couleurs artificielles. Suivant le référentiel de chaque spectateur la compréhension de ses œuvres se fera sur différents niveaux. Lors de ma visite à l’exposition aux Abattoirs, j’ai visionné une des vidéos en compagnie d’un groupe scolaire. Les vidéos de Liliana parlent visiblement autant aux enfants qu’aux adultes grâce à une naïveté apparemment apparente et une simplicité. Lors de petites séquences très “cinématographiques” grâce à la musique et aux jeux de lumières, les mises en mouvement et en scène des objets sont souvent d’une banalité émouvante et nous racontent des histoires décalées, parfois inabouties, parfois extra-ordinaires. Ces œuvres aux revendications politiques souvent imperceptibles touchent notre corde sensible et proposent un questionnement philosophique sur la vie et le monde.
“Surréalistement” réel pour l’éternité
“En recherche constante de “la poétique du réel”, Liliana Porter remet sans cesse en question les processus de création et le pouvoir surréaliste de l’image.” Jean-Claude Simon.
Fascinée et inspirée par René Magritte à qui elle rend hommage dans une série de gravures, elle s’inspire des mises en abyme et de ses perspectives surréalistes du grand maître pour créer des œuvres personnelles décalées. Mais Liliana va encore plus loin grâce à la photographie. Dans des photo-collage-photos, elle relie entre elles, grâce à la ligne, une image passée à une image d’un autre moment passé. Avec l’œuvre Forty Years IIIA-hand (2013) elle nous propose un voyage artistique et métaphysique en reliant par une ligne qu’elle trace sur les murs de la salle d’exposition les images reliées dans l’œuvre-photo. La ligne présente dans l’œuvre sort ainsi du cadre de cette même œuvre réalisée antérieurement pour nous rejoindre dans notre espace-temps présent. Elle met en question la réalité même du moment présent par un pont esthétique et physique érigé par le tracé du crayon. Elle nous fait ainsi prendre conscience de notre présence “ici et maintenant” et également prendre conscience de l’œuvre-temps que l’on regarde. Elle nous plonge ainsi dans un doute : regarde-t-on le passé où sommes-nous finalement plongés et absorbés dans ce passé. Sommes-nous encore dans le moment présent où dans un espace-temps multiple, projeté en arrière, dans une temporalité circulaire et éternelle.
L’insoutenable légèreté du paraître et l’inévitable temps qui passe
Liliana joue cette fois-ci avec notre perception de l’espace en créant des installations où l’infiniment petit côtoie l’infiniment grand. Elle compose des mises en scène où des figurines miniatures représentant des hommes et des femmes sont confrontés à des objets aux échelles démesurément grandes pour eux. Au-delà de l’espace qu’elle modèle à sa guise, elle expose également le temps en décomposant et déconstruisant physiquement des horloges, mettant à nu leurs mécaniques et leurs rouages. Le temps s’incarne et se solidifie dans ses œuvres. L’homme est ainsi face à l’immensité du monde, face à l’insoutenable lourdeur de la vie et face au temps qui passe. A la manière d’un Sisyphe, dans un éternel recommencement, nous sommes voués jusqu’à notre mort à faire et refaire toujours et encore les mêmes gestes, les mêmes tâches dans une inévitable décadence. Libre d’interprétation, les œuvres nous parlent indiciblement et font appel à nos histoires personnelles. La juxtaposition des objets que l’on pourrait penser hardeuse fait néanmoins sens et prend corps dans notre imaginaire et notre compréhension du monde. Liliana propose pour chaque exposition une variation de ses installations. Ses œuvres se déclinent année après année, encore et encore, dans des formulations renouvelées, éternelles.
En Une : Wrinkle Environment – Installation I – 1969-2009 – Exhibition view – Musée Les Abattoirs – Toulouse – 2023
Jusqu’au 27 août 2023 Les Abattoirs – Toulouse (31)
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