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On en parle

Isamu Noguchi, sculpter le monde

Gersende Petoux, le 28 mai 2023

Isamu Noguchi (1904-1988). Ce nom ne vous évoque rien ? Pourtant vous le connaissez ! Les fameuses lampes Akari, icônes du design mondial, sont en effet siennes ! Ossatures de tiges de bambou habillées de papier “Washi” dont la transparence est un subtil transmetteur de lumière, ces lampes peuvent se targuer d’avoir éclairé quasiment tous les foyers ! Sphères arrondies ou ovoïdales, elles flottent ici dans l’une des salles du LAM de Villeneuve d’Ascq, telle une constellation. Le musée d’art moderne lui consacre la première rétrospective sur le sol français.

Sculpter la lumière est une chose mais Noguchi est avant tout un “sculpteur du monde”, avec des matériaux aussi éclectiques qu’inattendus, balayant de son talent le champ de l’objet, du corps, de l’espace, du paysage…

Lampe Akari

Le XXème siècle connut bien des tourments et Noguchi, dont l’existence en couvrit la presque entièreté (1904-1988), porte bien son prénom, Isamu signifiant “courage” dans sa langue natale. Une mère américaine, un père japonais, comment ne pas traverser cette période de l’Histoire aux déchirures multiples sans stigmates ?
L’artiste joua habilement de cette croisée des chemins pour ancrer son ADN dans la tradition autant que dans l’innovation et l’expérimentation, revendiquant une pluridisciplinarité rimant avec liberté, celle de son art, de ses choix, de ses rencontres et de ses lieux de résidence et d’expression.

Brancusi, qui fut son maître lors de ses jeunes années parisiennes, autant que l’ami d’une vie, lui inculqua point tant les techniques et usages de la sculpture, notamment sur bois ou pierre en taille directe, que le respect à porter au matériau et à le sublimer par des formes aussi légères et aériennes que libres et organiques, symboles de vie voire d’envol. Noguchi lui rendit hommage à la fin des années 50 avec “Bird B” (1957) et “Endless coupling” (1958), thèmes emblématiques pour tous deux, l’oiseau et l’infini d’une colonne sans fin s’élevant l’un comme l’autre vers les cieux.

Tendant vers l’abstraction sans jamais renier la figuration, Noguchi, comme ses contemporains dans un entre-deux-guerres, aime se concentrer sur la forme et la couleur, les habillant d’une interprétation toute personnelle et empreinte d’imagination sans pour autant renier le monde, les hommes et les lieux qui l’entourent, preuve de son engagement politique et déontologique, lui qui fut témoin et acteur de son temps. 

Monument to heroes – 1943

Ses origines nippones se mêlant à un sang américain sont sources de déchirures exacerbées en 1941 par l’attaque de Pearl Harbor. Ressentiment et défiance animent les USA l’année suivante et font émerger des camps d’internement, dont celui de Poston – Arizona qu’il fréquenta volontairement pour tenter d’unifier grâce à l’Art ses deux patries en conflit et leur apporter une touche d’humanité par son travail. “This tortured earth” (1942-43), “Yellow landscape” (1943), “Lunar landscape” (1944), “Monument Heroes” (1943), “Remembrance” (1944) sont autant de sculptures et installations aux éléments disparates et étranges, notamment des os, et à l’architecture d’un équilibre inquiétant et incertain. Elles témoignent des horreurs de la guerre autant que de l’attirance et de la fascination de Noguchi pour les surréalistes et leur univers où le rêve frise souvent le cauchemar, l’absurde et l’angoisse, tout particulièrement en cette terrible décennie des années 40.

Spider dress & Serpent – 1946

D’autres collaborations marquantes se font avec de grands noms dans l’exploration d’autres sphères artistiques et avant-gardistes : la danse et la chorégraphie avec Martha Graham et le design au côté de Richard Buckminster Fuller. Là encore, travail de concert sur plusieurs décennies, et amitié durable sont au rendez-vous. L’avant-gardisme de Martha se traduit par la liberté du corps et des mouvements, en contrepoint des ballets classiques, bien trop corsetés et élitistes. La “modern dance” apparaît et Noguchi s’amuse à créer pour Martha des costumes et éléments de décor aussi inspirés qu’inspirants, telle la “Spider dress & serpent – 1946”. Elle y puisera des idées de mises en scène novatrices, modernes et respirantes, aux confins de l’organique et de la mythologie, éternelle inspiration pour Noguchi.

L’appétence de Richard Buckminster Fuller, architecte et designer majeur du XXème siècle, pour les nouvelles technologies et son incroyable anticipation l’imposa comme défenseur des énergies renouvelables dès les années 60. Il travailla de pair avec Noguchi qui créa un “Baby-phone” étonnant et brancusien en 1937 et dessina, parmi d’autres objets et mobiliers élégants et futuristes, sa célèbre “Coffee table”, sans omettre la fameuse et lumineuse lampe “Akari”.

Sur le mur à gauche : Peking Brush Drawing (Baby with string) – Encre sur papier – 1930 – 88,9×75,9 cm
Sur le mur à droite : Peking Brudh Drawing – Encre sur papier roulé monté sur papier – 1930 – 221×121,9 cm
Au sol : Chinese Girl (Girl reclining on Elbow) – Plâtre dentaire – 1930 – 25,7×48,6×28,9 cm
New York, Isamu Noguchi Foundation and Garden Museum

L’intériorité et la représentation humaine le passionnent mais Noguchi est beaucoup trop généreux et libre pour s’enfermer aux frontières de scènes, fussent-elles de théâtre, danse ou d’intérieur ! Sculpter le paysage est une autre de ses dimensions artistiques. De jardin Zen hérissé de rochers de bronze aux sculptures monumentales, telle la “Walking void” (1970) rappelant les figures antiques ou celles de Giacometti, en marche !, il est aussi à l’initiative du “Jardin de la paix” au siège de l’UNESCO à Paris (1958) ou du “Adèle Rosenwald Levy Memorial Playground” (1961) du Riverside Park de New York. Ces réalisations témoignent de son engagement à apporter paix et fraternité à l’issue de ces conflits mondiaux qui ont déchiré l’humanité en un siècle tellement traumatisé. 

Noguchi attendit 2023 pour voir la France lui consacrer sa première grande rétrospective ! Le musée du LAM le célèbre conjointement à ses 40 ans d’existence, proposant une réécriture de ses parcours et accrochages. Finie l’exclusion de l’Art Brut et son enfermement dans une aile dédiée ! Noguchi semble vecteur une fois encore d’harmonie. Désormais les œuvres étonnantes et précieuses des grands noms de l’Art Brut ponctuent le musée dans son ensemble aux côtés de Picasso, Braque, Miro, Modigliani, Léger et tant d’autres… Fluidité et inclusion sculptent le nouveau visage du LAM à qui nous souhaitons un joyeux anniversaire !

Jusqu’au 2 juillet 2023 – LAM – Villeneuve d’Ascq (59)

En Une : Isamu Noguchi – Portrait