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On en parle

Dans l’intimité de Dodeigne, un moment d’éternité

Gersende Petoux, le 23 décembre 2024

On connaît Eugène Dodeigne pour ses sculptures monumentales, ses dessins bouillonnants de vie et de corps. Cet homme du Nord, artiste magnifique aux talents multiples, fut avant tout un homme au cœur simple et généreux, profondément heureux. Force de la nature et de l’art, il semblait doté d’une énergie indestructible.

En un jour froid et brumeux de décembre, alors que les frimas hivernaux dévoilent la posture des arbres aux troncs dénudés, j’ai la chance extraordinaire d’être accueillie par ses filles. Toutes deux m’ouvrent non seulement les portes de son atelier et de sa maison, mais aussi celles de leur cœur, diffusant la chaleur de leurs souvenirs.

De la main de l’homme – ©Gersende Petoux

C’est en ce petit coin de paradis, noyé dans d’immenses champs et pâturages autour de Bondues, qu’Eugène Dodeigne décide en 1960 de construire sa maison. En quelques six mois, il érige une longère de pierres blanches, divisée simplement, un tiers habitation, deux autres dévolus aux ateliers.  Afficionados du recyclage, il n’est pas un matériau qu’il n’ait récupéré. « J’ai tout fait… chaque pierre est passée dans mes mains… et j’ai frappé pas mal dessus ! » . Ces pierres gravées de signatures ont toutes une histoire, ou plutôt des histoires qui portent les murs et les habitent d’une puissance généreuse et inspirante. Derrière la bâtisse, dont chaque ouverture offre une vue picturale sur la nature environnante, on aperçoit son hangar, antre de la création.

Eugène Dodeigne a besoin d’espace bien sûr pour sculpter ses œuvres monumentales, mais il a surtout besoin de la terre. Guidé par ses émotions et les évidences qui s’imposent à lui, il sait qu’il travaille le mieux dans un lieu qui existe pour lui. « On est bien à la campagne », dit-il avec sa remarquable simplicité. Et d’ajouter en évoquant ses voisins : « Je travaille la pierre comme eux travaillent la terre ». Doté d’une force colossale, ce ne sera qu’à l’aune de ses 80 ans qu’il affirmera non sans malice la possible difficulté de s’attaquer à présent à un bloc de 4 mètres !

Venu au monde près de Liège, en un territoire bleuté par la pierre de Soignies, il grandit dans le Nord de la France. Âgé de 12 ans, apprenti ouvrier de son père marbrier funéraire, il travaille au dur labeur de la taille de pierre. Le soir venu, il étudie avec passion dessin et modelage aux Beaux-Arts de Tourcoing. La technique dit-il, « c’est tout » ; le dessin quant à lui est capital, partant de la réalité pour fixer l’émotion, très rapidement. Remarqué à 19 ans par l’un de ses professeurs, il part étudier aux Beaux-Arts de Paris. En peu de temps il réalise, pénétré par la grâce et la beauté de l’Art, qu’il a trouvé son chemin, un chemin qu’il suivra jusqu’à ses 92 ans sans jamais douter.

Dessins en atelier – Corps – ©Gersende Petoux

De sa démarche artistique en effet, on ne peut que parler d’évidence. Ça doit être, ça existe, c’est ainsi. Une évidence teintée d’inconscience, précise-t-il. Là où Kandinsky parlait de « nécessité intérieure », lui affirme que « entrer en art, c’est comme entrer en religion ». Un état de grâce empli d’incertitude…

Mais revenons à la pierre, arcane de sa vie et de sa création. « Faut taper dedans ! » dit-il, se qualifiant non sans humour de « bagnard ». Il travaille seul, exception faite de sa fidèle Foza, une chienne capable de happer à la volée les cailloux tandis qu’il ouvre la pierre et manie perforatrice, disque, compresseur et autre burin. Le rapport de l’homme au matériau relève presque du combat. Tel un boxeur, il tourne autour du bloc à sculpter, le toise, l’évalue, le soupèse mentalement, développe une stratégie d’attaque pour mieux soumettre cet adversaire de pierre et le façonner à l’envie. La fusion de l’esprit et de la matière, ainsi qualifie-t-il son travail. Est-il utile de préciser qu’une excellente forme physique est la condition sine qua non de cet accomplissement ?

Dodeigne sculptant la mère – 1965 – ©Photo Jacques Culot
Archive Dodeigne

Son œuvre se rythme à la cadence des saisons. Tandis que l’automne et l’hiver s’avèrent propices aux dessins et travaux d’atelier, esquissant les projets à venir, la renaissance du printemps consacrée par l’été le replonge en extérieur. Quoi qu’il en soit, « il faut agir » ! Homme d’action(s) passionné, animé d’un frénétique besoin de créer, il ne s’octroie que de courtes pauses appelées communément « vacances ». En Italie ou ailleurs, il se nourrit d’art et de culture, au risque de provoquer l’indigestion artistique côté femme et enfants ! Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague, comme le chantait Brel, il aime également arpenter le ruban de kilomètres de plage sous des ciels dont les tourments ne peuvent qu’embarquer les âmes sensibles dans des affres de la création.

Né en 1923, Eugène Dodeigne traverse les décennies, touchant à tout avec une soif inextinguible de découvrir : terre, bois, pierre, bronze, dessin, fusain, peinture, sculpture, mais aussi mobilier, architecture. Peu à peu ses œuvres s’exportent et s’exposent dans de grandes villes d’Europe et du bout du monde, faisant fi des milliers de tonnes qu’il faut parfois transporter. A la fin des années 60, il exprime une pointe d’amertume, rêvant de voir un jour l’une de ses œuvres érigée dans une grande ville de France.

Les années 80 exaucent son vœu, plus que de raison ! Etablissement scolaire, espace public, mairie, musée, nombreux sont les lieux aujourd’hui dotés d’une œuvre de Dodeigne. Lille et la métropole s’embellissent de ces groupes de sculptures dont le côté primitif évoque indéniablement quelque chose des origines. Totémiques, telles des menhirs, elles sont empreintes de spiritualité et trouvent leur perfection dans son souci d’inachèvement. A la liberté du geste s’ajoute l’intelligence de savoir arrêter la taille au bon moment pour laisser place au point d’interrogation de l’infini. 

Exposition à la Piscine de Roubaix – Dodeigne – Sans titre – v. 1953-1954 – Figure – v.1953-1954 – ©Photo Gersende Petoux

C’est en 2015 qu’Eugène Dodeigne s’éteint. Frapper la pierre pour en extraire du rêve, telle fut sa mission, la passion d’une vie. La richesse et l’éclectisme de son œuvre s’expriment merveilleusement bien au travers de la rétrospective qui lui est consacrée jusqu’au 12 janvier 2025 à La Piscine de Roubaix. A l’éventail de ses talents s’ajoutent les photographies de son propre travail, savamment accrochées dans les cabines de douche de l’illustre musée.

Pour ma part, le temps d’une journée hors du temps et de la grisaille, j’ai eu la chance de caresser ses pierres et sculptures, manier ses outils d’une lourdeur à me décrocher l’avant-bras, flâner autour de sa mare et déambuler en ce lieu toujours vibrant de sa présence. Avec une émotion sans commune mesure, ce jour-là, j’ai rencontré Eugène Dodeigne.

En Une : Eugène Dodeigne – Fusion – Marbre blanc