< retour aux Articles
On en parle

Cy Twombly

Christian Noorbergen, le 31 juillet 2023

Décédé en 2011 à Rome, où il vivait depuis plus d’un demi-siècle, Cy Twombly, secret et mystérieux, est le peintre des traces aiguës de l’intimité et de la fin des signes. Le musée de Grenoble sacre son art du papier, dont la finesse lui convient admirablement.

Sophie Bernard, Jonas Storsve et Guy Tosatto assurent le commissariat de cette importante exposition.
Si l’art magnifie la réalité, que se passe-t-il quand les mythes vieillissent ? Et comment le monde médiatisé, acculé au cul-de-sac de la facilité, et cherchant désespérément dans la multiplicité des genres de quoi nourrir ses productions formatées, comment pourrait-il laisser intactes les terres créatrices d’une culture exténuée ? « Je romps désormais avec les procédés picturaux généraux » écrit Twombly, qui dit sans fin la fin des signes. Au savoir épuisé, l’artiste répond par du non-savoir, et macule d’inespérance les fatigues du sens.

On Returning from Tonnicoda – 1973 – Collection Cy Twombly Foundation – ©Cy Twombly Foundation (photo Giorgio Benni)

Twombly, artiste aux yeux ouverts, sonde le gouffre amer du labyrinthe humain, dans les interstices des vérités abandonnées… Il navigue dans le no man’s land du hors-sens, il réagit par d’agressives charges pré-verbales, où l’essentiel se terre et se tait… L’inaccompli des langues picturales maintient intacte la charge hétérogène des puissances graphiques. Le culturel établi ne résiste pas à cette charge transgressive, et le pictural profond, premier et latent, peut surgir. Twombly n’en finit pas, avec une infinie et crue délicatesse, de préférer les virtualités des sources graphiques aux épuisements du trop-dit des images. Il ne craint pas, ici ou là, la sanglance vitale, ou l’amertume boueuse. L’infime est son horizon, même au creux intime et lourd des blessures sexuelles. Les affres de l’écriture, la fragilité gestuelle, et l’achèvement des mythes nourrissent l’œuvre extrême du Cy, à l’elliptique et erratique prénom.

To Keats – 1973 – Collection Cy Twombly Foundation – ©Cy Twombly Foundation (photo Belisario Manicone)

Etrange destin du plus méconnu des grands peintres et du plus regardé par les peintres, du fulgurant et mondial Basquiat au subtil et hexagonal Hervé Ringer. Le grand public ignore à peu près totalement le furtif Twombly, jugé difficile, trop hermétique et distant, lui qui d’emblée répugne à l’obscène et trop claire lisibilité, qui fut l’ami, en son temps, de Robert Rauschenberg, avec qui il visita l’Italie en 1951, avant de s’établir définitivement dans le pays de la plus haute peinture, à Rome, en 1957. Il a 30 ans. On le rattache à l’expressionnisme abstrait américain, quand il est d’abord dans l’expérimentation de l’indicible, aux sources élémentaires et libres, aventureuses et cinglantes, du signe abrupt et de l’affect. Cy Twombly, à la façon ultime et littérale d’un Maurice Blanchot, aborde en solitaire « le peuplement innombrable du vide ».

Venus – 1975 – Collection Cy Twombly Foundation – ©Cy Twombly Foundation (photo Mimmo Capone)

Les voies non frayées de l’occident sont le territoire d’art de Cy Twombly. Il fouille à vif les failles de la création. Quand nombreux sont les artistes qui utilisent, sur la surface de l’œuvre, des éléments qui la perturbent et fabriquent une apparence de chaos, Twombly, au contraire, crée sous la surface, et les éléments perturbateurs deviennent la trame même de son processus agissant, et sans doute le plus juste diagnostic des blessures cachées de l’occident.

Bacchanalia – Fall (5 days in November) – 1977 – Udo and Anette Brandhorst Collection – ©Cy Twombly Foundation (Photo Haydar Koyupinar, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Museum Brandhorst, München)

Les tremblements du geste, les hésitations chromatiques, les immédiatetés de hasard, les errances de la ligne, la précarité du tracé, et même les frémissements des doigts sont, passage à l’acte exigeant et possédé, la matière première de cette œuvre nue. Chaque trait inaccompli est une trace de destin. A l’affaissement du sens, de la culture et des mythes, Twombly répond par des signes haletants et acérés, par des taches de haute vie, intenses et indomptées.
Beau catalogue.

Jusqu’au 24 septembre 2023
Musée de Grenoble (38)

En Une : Sans titre – 1974 – Collection Cy Twombly Foundation – ©Cy Twombly Foundation (photo Belisario Manicone)