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On en parle

Corinne Vachon, une princesse à la chambre magique

Gersende Petoux, le 20 mai 2023

C’est au 3CINQ, Centre d’Art Contemporain de Lille, que Valérie Boubert, Directrice et commissaire d’exposition, scénographie une fois de plus avec génie et inventivité l’exposition du moment : “Mémoire des peuples” de la photographe Corinne Vachon.

Prédestinée à parcourir le monde, Corinne a vécu quelques temps en Iran. Le classicisme d’un parcours “très comme il faut” l’ancre de prime abord dans une vie toute tracée ; grandissant à Lille aux côtés d’un père ingénieur et d’une mère médecin, elle se plie au protocole de rigueur, “il faut faire des études” ! D’école de commerce en vie professionnelle ad hoc et rôle de mère de famille rangée, elle se rebelle une toute première fois en quittant cette voie trop sage pour commencer une école de photo parisienne, SPEOS, choisissant la photographie de studio par crainte de la fantaisie et des remous que pourrait engendrer le reportage.

Au terme de 10 ans de portraits stéréotypés de photos de famille, classiques et idéalisées, c’en est assez de la représentation tronquée d’une réalité trop lisse et trop parfaite digne de cartes postales ! Déclic d’un voyage au Viet Nam, une révélation s’impose : Corinne doit PARTIR !!! C’était il y a 12 ans, et c’est avec un enthousiasme intact et une flamme impétueuse qu’elle évoque ses multiples escapades, Inde, Pérou, Afghanistan, Egypte, Kirghizistan…

Corinne Vachon en compagnie d’un Afghan – ©Corinne Vachon

Rapidement, la solitude fait Foi et règle de Loi. Le Ladakh marque d’une stupa blanche cette entrée en matière de voyage en solo. Cela va plus loin, il lui faut aussi rompre avec le cercle vertueux de la modernité et cette civilisation aisée et confortable qui est nôtre : “ce que je préfère, c’est quand je n’ai pas de réseau !”. Elle ajoute : “parfois, durant des jours entiers, c’est long, c’est lent, il ne se passe rien…mais je souhaite ne pas sortir de ma bulle”. Ni Ipad, ni film, elle s’imprègne de cette ambiance de dévotion presque mystique, par respect pour les peuples qu’elle côtoie et dans une volonté de fusion, comme lors de son périple au Zanskar l’hiver dernier, trek sur la rivière gelée où quelques -30° découragent même les autochtones les plus chevronnés !

L’univers photographique de Corinne baigne dans une lumière caravagesque. “On est tous inspirés par la peinture classique ; pour ma part, j’aime beaucoup le clair-obscur, la lumière transversale qui nimbe les scènes d’intérieur”. Pour réaliser sa série de portraits sublimes des Nénètses au Nord-Ouest de la Sibérie, elle est amenée à séjourner à deux reprises parmi eux, en février puis en avril. “Les journées sont parfois très très longues”, dit-elle mais elle capte l’essence de leur vie sous leurs tchoums, tentes coniques où vit ce peuple évangélisé scandant des chants mystiques à longueur de journée. La douceur veloutée du noir offre une toile de fond sans pareil à ces enfants, hommes ou femmes, à la pose hiératique, fiers de leur tribu et de leurs atours. 

Kirghiz Princess – Kirghizistan – ©Corinne Vachon

Chacun le sait, la photographie, c’est affaire de bonne lumière au bon moment. Le lien peut être immédiat, la photo survient alors naturellement et spontanément, cadeau d’une rencontre, à l’instar de ces chaussettes tricotées pour elle avec bienveillance ! Ainsi au Kirghizistan, pays des chevaux sauvages, alors que la jeune et timide Mermane l’accompagne le temps d’une balade, sa grand-mère l’attrape par la manche et somme Corinne de la photographier. Un des plus jolis clichés est né, un portrait pétri de sérénité et d’intemporalité. Comme tous les vrais (et grands) photographes, Corinne prend de moins en moins de photos : “je sais ce qui va rendre comme j’aime. Je prends des clichés principalement comme si je photographiais en argentique tout le temps. Si j’ai un bon sujet, je peux en prendre beaucoup, comme pour la jolie Mermane. […] Je sors ma chambre, si ça vaut le coup, car la chambre, ça prend du temps”, le numérique restant pour Corinne l’apanage des scènes de vie…

“Je laisse beaucoup de liberté aux gens que je photographie, je les guide très peu”, dit-elle en s’amusant du fait qu’en Asie Centrale, face à son appareil, les hommes se figent, tout en retenue, prostrés avec humilité, les mains posées sur les genoux dans un geste recueilli presqu’en religiosité. Elle s’agace quand on lui propose de recréer artificiellement des ambiances, réfutant la mascarade, les déguisements de mauvais aloi, les reconstitutions absconses… Point de mise en scène ridicule, de costumes traditionnels pour faire “comme si”, il faut de la sincérité dans ce travail, car il s’agit de montrer la vraie vie, le reporter est là pour rapporter ce qui se passe et non tronquer la réalité. Toutefois, le jeu peut parfois se prêter à l’exercice, surtout quand on parle de princesse, un sujet universel fédérateur de rêves… Ainsi Corinne ramène au Pérou plein d’accessoires pour ces petites poupées aux yeux noirs et à la peau mate. Les voilà sublimées par le turquoise du tulle vaporeux, le carmin d’une cape de velours, le rose pailleté d’une robe ou l’éclat des diamants éternels d’un diadème de fée, ceux qui parent les princesses de toutes les terres, ici et ailleurs…

Shef Povar Russie – ©Corinne Vachon

Tout autre ambiance, direction Vorkuta en Russie, une douzaine d’heures pour couvrir les 170 km requis pour atteindre cette zone étrange et désuète, lieu à l’ambiance fin de règne. La disparition est sujet de prédilection pour Corinne. Elle se passionne pour les territoires désertés, ceux qui semblent avoir subi un tsunami d’abandon. Dans cette contrée où le charbon est tombé en désuétude au profit de l’exploitation du gaz, les villages peu à peu sombrent dans le désert du vide, où toute vie a fui. Depuis plusieurs jours, la tempête fait rage pour ne pas dire ravage, le guide reste cloîtré dans la chambre, refus péremptoire de sortir. Corinne erre seule, tombe sur un livre d’histoire contant les péripéties de la Russie d’antan. “Histoire et mémoire” est née : quelle meilleure mise en scène que ce livre abandonné sur une table enneigée où la poudreuse essaime ses flocons sur les pages glacées par le froid de l’oubli autant que par les moins 30 degrés ambiants ? Corinne a la disparition chevillée au corps, se perd dans des bâtiments abandonnés comme lors d’un départ précipité, empreints de nostalgie, de sérieux, d’une triste mélancolie… “J’aime ce côté soviet, toute une époque… je vais aller dans tous les goulags”. 

Lunch time – ©Corinne Vachon

Autre sujet de prédilection, les multiples objets du quotidien, ceux qui rassurent et apaisent : café, bouilloire, nappe, pain… c’est “L’heure du déjeuner” ! Cette très belle nature morte est une merveilleuse entrée en matière pour nous conter des histoires et exciter notre imaginaire, “d’autres choses que simplement les gens que tu photographies”. Ou encore ces paysages de presque rien, telle ma photographie préférée intitulée “Minimaliste”.  Il y avait le noir de Soulages, et maintenant voici le blanc de Corinne Vachon, règne absolu de l’immaculé qui noie de sa blancheur les paysages enneigés du pays des Nénètses… 

Minimaliste – ©Corinne Vachon

Quand j’évoque une autre de mes favorites, “Copte au Caire”, Corinne me confie : “Je ne crois pas en la réincarnation, et pourtant je sais que dans une autre vie, j’étais libanaise, ou peut-être iranienne, ou encore égyptienne”. Déambuler seule dans les rues, se perdre dans des souks, des ruelles étroites, des marchés colorés, respirer myrrhe, encens, épices et fumet de plats, soudain, ces madeleines moyen-orientales réveillent ses souvenirs d’enfance. Aujourd’hui elle préfère se poser, au Kirghizistan et au Ladakh, s’imprégner de ces régions qui lui sont chères, tellement de personnes à retrouver, de photos à offrir, de moments à partager… Son guide et ami lui disait cet été “tu es ma meilleure étoile”. Les yeux pétillants de Corinne brillent en évoquant ce souvenir, émue à la pensée que, durant la nuit, protecteur et inquiet en l’entendant tousser, il avait délicatement remonté la couverture sur elle. Dans ces contrées magiques, Corinne affirme avec émotion qu’“une femme qui voyage seule, c’est tellement plus facile, ils prennent soin de moi, comme une princesse”. Heureux qui comme Corinne fera de beaux voyages…

Jusqu’au 27 mai 2023 – 3CINQ – Lille (59)

En Une : Histoire et mémoire de Russie – ©Corinne Vachon