« Khorós »
Dans le cadre de la programmation « Conversations pieces », nouveau concept par lequel Bozar, le Musée des Beaux-Arts de Bruxelles, invite un artiste à faire dialoguer son œuvre avec celle d’autres artistes, Berlinde de Bruyckere, immense artiste belge internationalement reconnue, présente Khorós. Un parcours dans lequel ses œuvres des 25 dernières années interagissent les unes avec les autres, et entament une conversation avec ses « compagnons de route », de Lucas Cranach à Pier Paolo Pasolini, et jusqu’à la musicienne et poétesse Patti Smith. « J’aime travailler en dialogue, car un artiste ne travaille jamais seul ». Combinaison de voix rappelant le « « Khorós », le chœur de chanteurs/danseurs qui, dans les tragédies grecques, commentent à chaud ce qui se déroule sur scène.
Pour Berlinde de Bruyckere, même « les murs (aux somptueux décors Art Déco) de Bozar forment une voix dans le Khorós ». L’artiste se nourrit de tous les lieux, de toutes les cultures, des grands textes de la mythologie et de la Bible, des œuvres tirées de l’histoire de l’art, et des images des conflits politiques et des guerres. Elle opère de tout cela une magistrale transposition. Et la défense des animaux est au premier de ses préoccupations. Elle témoigne d’une infinie miséricorde devant la dépouille d’une grande bête martyrisée. Art sacrificiel majeur, quand l’homme et l’animal partagent le même destin…
Le parcours circulaire commence et finit au même endroit, lieu sacral et magique, constituant à la fois le prologue et l’épilogue de l’exposition. “Lost I‘“, le cheval accroché par une patte, éviscéré et impuissant, fait face au corps entrelacé de crins de chevaux,tordu et crucifié, d’“Invisible Love“. Sculptures archétypales saisissantes de crudité et de vulnérabilité qui semblent échapper au temps. Ces pièces monumentales nous interpellent à travers les émotions très profondément humaines qu’elles véhiculent. Transpercé de flèches, le “San Sebastian“ lié au tronc d’arbre avec lequel il fait corps, est protégé par sa peau de cire et d’écorce formant bandage. Chez Berlinde de Bruyckere, les blessures, les souffrances et la mort renvoient au cycle de la vie humaine dans sa vitalité, dans son déclin, et dans son éternelle métamorphose. Tendresse et compassion participent à une régénérescence essentielle.
Chez elle, les limites entre les règnes végétal, animal et humain sont brouillées. Troncs d’arbre, planches, fleurs séchées, crins de cheval, moulages de peau de vache, papier recyclé, couvertures moisies abandonnées aux intempéries, tout reprend vie, sens et présence ! L’empilement aléatoire de troncs d’arbres de “City of Refuge“ offre un abri précaire. Les pauvres couvertures entassées de “Courtyard Tales“ évoquent les flots de déplacés vers un monde peut-être meilleur. Les pétales de fleurs fanées ou ceux découpés dans du fragile papier de soie se dissimulent dans de délicates vitrines semblables à des retables… De subtils dessins érotiques, influencés par les sculptures de l’Inde ancienne, évoquent sans fard et crûment les effets salvateurs de l’énergie vitale.
L’archange, figure centrale dans l’œuvre fascinante de Berlinde de Bruyckere ne porte pas d’auréole dorée. Entre ses épaules, une bosse cache des ailes repliées, mais la position instable de ses pieds donne l’impression qu’il pourrait prendre son envol. L’image forte est inspirée d’un tableau du peintre de la Renaissance Giorgione, et renvoie immanquablement à Pier Paolo Pasolini, quand il voit apparaître son ange au moment crucial de son assassinat. Ernest Pignon-Ernest, avec un collage percutant, évoque le destin tragique du célèbre cinéaste.
A travers le geste artistique d’une artiste d’une infinie sensibilité, il devient possible de parler face à la mort. L’art nous y aide, faisant remède au tragique de notre destin. L’artiste impressionne par la somptueuse puissance de ses créations, dans une étonnante dé-monstration d’altérité où la présence déchirante de l’animal humanisé adoucit l’horreur maîtrisée de son surgissement monstrueux.
Jusqu’au 31 août 2025
Bozar, Palais des Beaux-Arts – Bruxelles
En Une : Berlinde De Bruyckere – San Sebastian – Cire, textile, bois, bronze, fer, époxy – Courtesy l’artiste et Galleria Continua – ©Mirjam Devriendt