Défier l’idéal classique
Aristide Maillol (1861-1944) et Pablo Picasso (1881-1973) sont tous deux intimement liés aux collections et à l’histoire du Musée d’Art Hyacinthe Rigaud de Perpignan. Le premier pour avoir doté la ville de l’un des bronzes originaux de Méditerranée, le second pour y avoir élu domicile de1953 à 1955, dans l’hôtel particulier de Jacques et Paule de Lazerme, qui abrite l’actuel musée. Séjours largement documentés au travers des 250 tirages du photographe Raymond Fabre (1924-2011), conservés dans le fonds. On lui doit entre-autres les clichés à forte teneur symbolique de Picasso posant au pied des deux œuvres majeures de Maillol, Méditerranée et Vénus, et un tirage de Picasso à la barretina.
Le titre de l’exposition, « Maillol-Picasso. Défier l’idéal classique », souligne le paradoxe d’exposer ensemble deux maîtres du XXème siècle aux trajectoires artistiques bien différentes, et dont les accords et les discordances prennent sens en terre catalane. Divisée depuis le XVIIème siècle entre la France et l’Espagne, cette région n’en reste pas moins un trait d’union entre les deux artistes qui partagent la même langue catalane. A l’hôtel de Lazerme, l’importante bibliothèque de référence sur la Catalogne fascine Picasso. Une gouache Paule de Lazerme en Catalane, les feuilles de carnets de croquis couvertes de silhouettes de femmes au costume traditionnel, la gravure Les buveurs catalans traduisent l’attachement à une culture vernaculaire. En 1898, Tête de catalane, terre cuite de Maillol précède le bronze Tête de femme, dite de Fernande, (1906) de Picasso. Au-delà de leur « catalanité », on découvre un Maillol faussement classique s’éloignant des codes académiques, et une tête de Picasso produisant une impression d’inachevé. Les deux œuvres, avec leur même aspect conique et massif, synthétisent une recherche de modernité qui ancre Maillol dans l’anonymisation des figures et conduit Picasso à sa période cubiste. Une préoccupation commune pour la géométrisation des volumes que l’on voit aussi dans les paysages du Roussillon : Vue de Mas de Maillol et Paysage Gòsol de Picasso, à quoi s’ajoute une même perception des tons ocres et terreux.
En posant devant Méditerranée, Picasso posait-il devant un corps ou devant une idée ? Maillol s’émancipant de l’expressionnisme de Rodin et de Bourdelle, simplifiant et condensant, a rendu sa sculpture aux formes claires plus lisible et intemporelle. La modernité de Méditerranée comme avant-propos de la grande toile Femmes devant la mer ! C’est en tout cas ce que suggère la présentation en vis-à-vis des deux chefs-d’œuvre, à la même construction inscrite dans un « carré parfait ». De même, Trois Femmes à la fontaine fait écho aux figures de Maillol, lequel a traité un sujet semblable dans le bas-relief de terre cuite des Porteuses d’eau. Le buste de Marthe Denis, conçu par Maillol en 1907, avec ses excroissances très plastiques de la coiffure, annonce, toutes proportions gardées, les transformations que fait subir Picasso au profil de Marie-Thérèse Walter dans Tête de femme (1931).
Ailleurs, en virtuoses de la composition, Maillol et Picasso, chacun à leur manière, font basculer jusqu’au déséquilibre les figures. De La Rivière de Maillol au Nu Couché de Picasso à l’anatomie déformée, un même courant d’énergie traverse et bouleverse la composition.
Un des points d’ancrage du propos de l’exposition est fondé sur une relecture de l’œuvre de Maillol d’après la théorie de l’architecte moderniste allemand naturalisé américain Mies van der Rohe (1886-1969), ce que précise Pascale Picard, conservatrice du musée et commissaire de l’exposition. Dans sa vision ouverte de l’espace muséal, Mies van der Rohe abolit les barrières historiques séparant des œuvres créées à des périodes différentes. Ainsi, en 1943, il montra à la fois L’Action enchaînée et Guernica, offrant une vision précoce de la modernité de Maillol révélée par Picasso, dont la quintessence se partage entre beauté classique et révolution plastique.
En fin de parcours, une photographie de Brassaï, prise dans le bureau du célèbre marchand d’art Ambroise Vollard, montre au milieu d’un empilage de documents la Vénus de Maillol et la Femme se coiffant de Picasso… Une invitation à contempler les fabuleuses planches gravées de la Suite Vollard, dont l’Étreinte et le Minotaure.
Jusqu’au 31 décembre 2025
Musée Hyacinthe Rigaud – Perpignan (66)
En Une : Picasso devant Méditerranée – Photo Raymond Fabre ©Succession Picasso